31.1.11

Une lettre d'Alain Serres directeur des éditions Rue du monde.
A l'attention des critiques littéraires et de tous ceux qui n'ont pas encore eu la chance de rencontrer un bon livre jeunesse.

Madame, Monsieur,

Vous faites un métier difficile, forcément critiquable. Tout particulièrement lorsqu'on l'observe depuis notre petit territoire que nous osons nommer l'édition de littérature jeunesse.

Je veux d'emblée remercier François Busnel ( France Inter, France 5, Lire et L'Express ) de me donner l'occasion de ce courrier. Merci pour la sincérité de ses aveux, dans l'Express du 24 novembre dernier, à la veille de l'ouverture du Salon du livre jeunesse de Montreuil, où il écrit : "Je n'ai jamais cru aux vertus de ce que le monde de l'édition appelle la "littérature jeunesse". Sans doute est-ce une tare, mais ce "secteur" m'est toujours apparu comme une invention marketing destinée à écouler une production souvent mièvre et à soutenir des maisons en mal de chiffre d'affaires."

Il dit sans doute là ce que beaucoup de ses confrères, qui tiennent chronique dans de grands médias où le livre jeunesse est quasiment absent, n'expriment pas. Je m'adresse à vous tous aujourd'hui avec d'autant moins d'hésitations que je vous ai envoyé, au fil des années, la plupart des 250 livres que notre petite maison d'édition indépendante a publiés ! Des livres que nous parvenons à faire exister contre vents et marées, depuis bientôt quinze années, grâce à un engagement de chaque instant, qui excusera peut-être l'enthousiasme de cette lettre que j'écris sans détours mais en toute cordialité.

Vous pouvez aisément l'observer, il existe bien moins de productions mièvres ou à objectif strictement commercial dans le livre jeunesse que dans le livre adulte ! Question de volume. Et si l'on compare proportionnellememt, pour un livre niais qui ne prend guère l'enfant au sérieux (bien-sûr qu'il en existe, et des particulièrement affligeants !), combien d'ouvrages qui considèrent les adultes comme des tartes en leur romançant la vie d'une héroïne d'émission de téléréamité, et de manière tout aussi gratinée ?!

Mais quelle étrange idée de limiter son regard à ces produits bêtifiants qui ne relèvent en rien de la littérature, se privant, du même coup, de la fabuleuse forêt de découvertes littéraires qui est, dans notre pays, offerte aux pas aventureux des enfants ! Une forêt de livres où l'on appréhende le monde sensible dans sa complexité et ses contradictions. De vrais livres où, dès le plus jeune âge, l'enfant élabore son point de vue, confronte ses doutes, ses hypothèses, projette sa personnalité en construction, se pense, cherche, apprend son métier de lecteur en lisant entre les lignes ou même entre le texte et l'image. Ce chemin de papier proposé aux enfants est bien celui de la littérature, loin de tout enfermement éducatif ou didactique, de toute démagogie ou condescendance.

François Busnel écrit aussi : "Il faut donner aux jeunes des lectures qui ne sont pas de leur âge. Jack London, Robert Louis Stevenson, Jules Vernes, Alexandre Dumas, Homère [...], Balzac, Stendhal, Maupassant [...], Rabelais..." S'il s'agit de rester libre quant aux classifications d'âge des lecteurs, je le suis volontiers, mais limiter les lectures des enfants à ces grands classiques, quelle punition ! Et quelle mauvaise habitude de parler systématiquement des odeurs d'antan quand on entend le mot "enfant" ! Je crois qu'il faut que l'on s'y fasse : les enfants sont terriblement contemporains. Et même si Dumas, London ou Rabelais demeurent d'une totale actualité, il existe aujourd'hui des créateurs authentiques, écrivains ou illustrateurs, qui savent partager leur esprit d'enfance avec des millions de jeunes. Ils leur parlent de la vie, de la mort, de la haine, de l'amour, de l'homosexualité, de la mémoire, de l'espoir émigré, de la vérité tue, de la lumière louche d'un Picasso, de la poésie violente des cascades d'Iguaçu, des mots morts à la guerre et ressuscités dans un pot en terre sur un balcon de banlieue. Ils parlent aux enfants en les considérant comme de véritables personnes parce qu'ils en sont !

Il est temps que les quotidiens, les grands hebdomadaires, les plateaux de télévision n'excluent pas l'enfant du champ culturel. Et si les jeunes parents trouvaient là de bonnes raisons de fréquenter davantage une presse qui a aussi besoin de lecteurs ? Dans les grands médias, quelques rares exceptions existent, souvent avec difficulté; mille mercis à ceux qui, au sein de leurs rédactions, parviennent à inviter l'enfance. Merci aussi à toutes les publications spécialisées qui viennent régulièrement se pencher à nos fenêtres. Et bienvenue à tous les autres. Il nous faut travailler à cette rencontre.

Que diriez-vous, par exemple, d'une table ronde, amicale et constructive, dans les prochaines semaines ? Il y aurait là des éditeurs de littérature jeunesse, des libraires, de bons auteurs, quelques grands illustrateurs, des organisateurs de salons du livre, des critiques littéraires, et des jeunes lecteurs aussi. Nous parlerions ensemble de nos engagements professionnels, de nos manières de penser le livre, de nos lectures, de nos écrits : juste deux heures de découvertes. Je sais bien que vos heures sont précieuses, nos agendas sont tous bien remplis aussi, mais peut-être l'investissement créatif de milliers d'acteurs du livre jeunesse en France mérite-t-il nos efforts communs. Je me permets de lancer l'idée auprès de mes confrères, et de tous ceux qui sont déçus, irrités, malheureux du silence qui finit par rendre invisibles les livres qu'ils aiment.

J'espère bien sincèrement que nous parviendront ensemble à ce que la grande famille des dévoreurs de livres s'agrandisse chaque fois qu'un enfant en ouvre un ou que ses parents lisent dans leur magazine préféré la bonne nouvelle : un excellent livre pour enfants vient de naître ! Il en vient plus souvent au monde qu'on ne le soupçonne sur cette planète Littérature aux millions de visages.

Cordialement à vous,

Alain Serres,

directeur de Rue du monde

( janvier 2011 )

ruedumonde@wanadoo.fr

Alain SERRES

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